L’extrême droite se glisse entre les pupitres genevois

Tribune de Genève

La police a constaté l’existence d’un noyau dur de 50 skinheads. L’endoctrinement des adolescents inquiète professeurs et éducateurs. Entre les skinheads et les « racailles », la guerre est déclarée.

Le Pub Big-Ben est devenu leur quartier général. Depuis deux mois, l’extrême droite genevoise se retrouve dans ce bar. « On est bien ici, on est entre nous », confie Daniel *, jeune skin « identitaire » de 19 ans, actuellement au collège. « Et ceux qui viennent nous chercher nous trouvent », avertit-il, (lire encadré). Vendredi dernier, non loin de l’établissement, certains les ont trouvés. Deux skins ont été poignardés.

Cette bagarre ne se résume pas à une rencontre fortuite. Depuis peu, l’expansion de l’extrême droite à Genève est une réalité bien visible. La police a constaté l’existence d’un noyau dur d’une cinquantaine de skins néonazis âgés de 17 à 25 ans. Les communes d’Onex, Bernex et Confignon notamment ont vu pousser sur leur sol un mouvement décidé, organisé et particulièrement jeune. Des travailleurs sociaux hors murs de la région ont tiré la sonnette d’alarme en juin 2003. Ils ont alors observé la naissance de groupes à caractère nationaliste qui organisent des « raids » contre les rappeurs d’Onex « pour se défendre ».

D’après les éducateurs de la région, certains militants manient le poing et le verbe avec une même dextérité. Face à une jeunesse avide d’identité, même nationale, les arguments peuvent faire mouche. « Le risque de contamination est énorme », juge Claude Dupanloup, secrétaire général de la Fondation pour l’animation socioculturelle (FAS’e) qui chapeaute les travailleurs hors murs.

Au Collège de Saussure, la direction est alertée début 2003. Lors d’une réunion entre professeurs, parents et élèves, des collégiens se plaignent, pour la première fois, d’inscriptions racistes sur les bureaux. A la rentrée suivante, deux graffitis sont découverts sur un mur de l’établissement: « Les juifs au four » et « Black, go home ». Les inscriptions sont effacées mais le malaise reste. Des tracts antimusulmans sont ensuite retrouvés dans les casiers des élèves. Des parents s’étonnent également du changement d’attitude et de look (crâne rasé et bombers) de leur fils.

Thèses révisionnistes

« On a rapidement constaté que quelques élèves revendiquaient leur identité helvétique d’une manière assez virulente », raconte Jean-Jacques Forney, directeur du Collège de Saussure. Mais ce petit groupe ne se contente pas de défendre la Suisse. Il soutient aussi des thèses révisionnistes. Un élève de 4e année va même jusqu’à proposer à son professeur d’histoire un travail qui remet en cause la Shoah. Au collège, on hésite entre « interdiction et accompagnement ». La direction choisit la seconde voie pour « montrer à l’élève pourquoi il se trompait ». Confrontée à ces collégiens d’extrême droite, elle refuse pour l’instant toute idée d’exclusion. « Mais nous leur avons demandé de mettre leurs signes distinctifs de côté et d’éviter toute forme de prosélytisme », confie Jean-Jacques Forney, qui vient de lancer une campagne en faveur de la tolérance.

Autre sujet d’inquiétude des professeurs et des éducateurs: l’endoctrinement de jeunes adolescents. Notamment au Cycle du Vuillonnex autour duquel des skins traînent « pour venir attendre des copains et des copines ». Dans cet établissement, depuis une année, plusieurs élèves soutiennent des thèses identitaires. La direction a dû faire enlever des murs des autocollants destinés à la promotion du site internet d’extrême droite Avant-Garde. En classe, de tels adhésifs se trouvaient aussi sur certains cahiers.

Crânes rasés en file indienne

« Même si ce phénomène ne touche peut-être qu’une trentaine d’élèves sur 780, il n’en demeure pas moins que nous sommes tous confrontés à un phénomène nouveau, surtout dans un cycle », souligne le conseiller social du Vuillonnex Roger Jenni. Dans le quartier, plusieurs voisins et parents se disent préoccupés par la situation. Comme l’Association des habitants de Bernex-en-Combes, qui s’inquiète des rassemblements peu conventionnels de « crânes rasés qui marchent en file indienne ».

Par une ironie de l’actualité, ce mouvement naissant d’extrême droite se développe sur le même modèle que la politique d’immigration: selon trois cercles. Le premier est constitué d’un noyau dur de jeunes idéologues formés, charismatiques et dotés d’une réelle force de persuasion. Le deuxième cercle, lui, est déjà plus étendu et plus disparate. Ceux-là se retrouvent ponctuellement pour mener « des expéditions punitives » contre ce qu’ils appellent la « racaille », des jeunes au look rappeur issus des quartiers populaires. Mais aujourd’hui les regards sont tournés vers le troisième cercle, toujours plus large, qui rassemble des sympathisants potentiels: des élèves qui développent des thèses xénophobes et répètent à l’envi « qu’il y a trop d’étrangers qui foutent la merde ».

* Prénom fictif

ENQUÊTE CÉDRIC WAELTI et GUSTAVO KUHN

PIERRE ABENSUR / 2 MARS 2004 Collège de Saussure. Depuis une année, des inscriptions racistes et antisémites ainsi que des tracts antimusulmans ont été découverts dans l’établissement.

OLIVIER VOGELSANG / 4 MARS 2004 Le Pub Big-Ben, place Grenus. Le bar est devenu le quartier général de la jeune extrême droite genevoise. Vendredi dernier, deux skineads ont été poignardés non loin de l’établissement.

« Je suis un militant identitaire »

« Je suis devenu fasciste quand je me suis fait taper par des racailles. Mais après, j’ai changé. Je suis devenu néonazi. Puis j’ai continué mon évolution. Car le nazisme est figé. Aujourd’hui, je suis avant tout un militant identitaire. » Cheveux ras, bombers noire frappée d’un aigle juché sur une croix gammée, mâchoire carrée, Daniel ne passe jamais inaperçu. Pas plus que son discours. Ce soir-là, aux Brasseurs, Daniel et ses amis dérangent. « Ça me fout vraiment les boules de rester assis à côté de ces fachos », grommelle un jeune homme, la trentaine, éclusant sa bière d’une gorgée rapide, avant de quitter la table. « On a l’habitude », sourit Daniel. « De toute façon ici, c’est un pub de gauchos », renchérit Léa *, une jeune skinhead, étudiante en horticulture. Daniel, en bon pédagogue, explique. « Au départ, nos habits sont conçus pour être pratiques. En cas de bagarre, les bombers ne peuvent pas se retourner. Mieux, certaines dévient les lames. »

Entre les skinheads et les « racailles », la guerre est ouverte. « Quand je me suis fait traiter de sale Suisse, j’ai compris qu’il fallait agir. » Alors Daniel et ses amis se sont regroupés. « Nous ne sommes pas les seuls, affirme-t-il. Les communautés se rassemblent. Alors nous aussi. En groupe, nous sommes plus forts. »

Daniel assure qu’il ne se bat qu’en dernier recours, quand le dialogue n’est plus possible, que le risque est imminent. « Bon, bien sûr, on est parfois obligé d’organiser des expéditions punitives, lâche-t-il. Mais uniquement à titre préventif. » Il estime « combattre le mal par le mal. Parce qu’on sait que si on n’agit pas, on va y passer. » Léa acquiesce: « Et la race suisse sera perdue. »

Catholique fervent, Daniel est convaincu de « l’infériorité des Noirs ». Il n’y voit pas de contradiction avec sa foi. « Spirituellement nous sommes tous égaux. Mais Dieu a fait des hommes meilleurs que d’autres. » Les juifs, il s’en méfie. « Le petit youpin, à la rigueur, je m’en fous. » Ce qu’il n’aime pas dans le judaïsme, « c’est qu’ils se considèrent comme un peuple élu ». Lui croit en « la supériorité de la race blanche européenne. Mais ce n’est pas parce qu’on est supérieur qu’on doit écraser les autres », précise-t-il. Quant aux musulmans, il les combat. « Je ne veux pas que ma femme porte un sac poubelle sur la tête: c’est à eux de s’intégrer, pas à nous. »

Daniel, Léa et les autres disent souffrir de l’intolérance. « Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’être raciste ?», interroge la jeune femme. Daniel poursuit. Sur le même mode. « Je fais peur à mes enseignants. Ils veulent me faire taire. De plus en plus de copains de classe s’en rendent compte. Dans mon collège, on est déjà sept ou huit identitaires. Mais la plupart ne s’affichent pas. » Patrick *, un apprenti du Cepta, rejoint la table du bar. Il est de ceux qui cultivent une relative discrétion. « Je suis nazi, mais je m’habille normalement. Je ne veux pas d’ennuis. Si je dis un mot, je me fais virer. » * Prénoms fictifs

C. W et G. K.

« Cela risque de dégénérer »

« Depuis quelques mois, le phénomène skin prend de l’ampleur, confirme cet inspecteur de police, qui suit le dossier. Ils se rassemblent. Différents groupes se constituent. Et étant plus nombreux, ils se sentent plus forts. Ils s’affichent plus ouvertement et se permettent des choses qu’ils n’osaient pas faire avant. Même s’ils ne sont pas encore à l’origine d’un gros fait divers, cela risque de dégénérer. » Autre observation du policier: la volonté de recruter des jeunes « afin de les utiliser pour certaines actions ».

D’après cet inspecteur, le phénomène n’est pas nouveau. Mais avant, ces groupes étaient quasiment anecdotiques. Ce qui n’est plus le cas. Les membres du début ont vieilli, mûri, mais sans changer d’idéologie. Ils se sont structurés de manière différente. Ils ont développé de nouvelles formes d’organisations.

Pour étayer ces affirmations, le policier rappelle que lors d’une manifestation anti-Le Pen, le 27 avril 2002, des jeunes skinheads avaient accroché des banderoles au mur des Réformateurs pour provoquer les militants antifascistes. « Ils se contentaient alors de ce genre d’actions très ponctuelles. Ils n’osaient pas se balader en ville en exhibant fièrement leur look skin, comme ils le font maintenant. »

Mais il y a d’autres jeunes nationalistes. Plus discrets. Et aussi de nombreux sympathisants. Parfois très jeunes. Recrutés jusque dans les Cycles d’orientation. « Là aussi on constate un important changement, relève l’inspecteur. On note une certaine fascination pour l’extrême droite chez les adolescents. Alors qu’avant, ils étaient surtout attirés par l’extrême gauche. »